Avsnitt

  • Avec Anna Bonalume, essayiste et journaliste.

    L’Italie n’est pas seulement le laboratoire de la France, elle en est le laboratoire inquiĂ©tant. Ces 5 derniĂšres annĂ©es, le pays a connu une coalition extrĂȘme droite/extrĂȘme gauche, qui n’aura pas tenu bien longtemps, puis tout rĂ©cemment l’accession Ă  la prĂ©sidence du conseil de la nĂ©o-fasciste Giorgia Meloni. La question migratoire, mais aussi les problĂšmes Ă©conomiques rĂ©currents, pĂšsent sur le dĂ©bat public ; et mĂȘme le gouvernement Draghi, pourtant largement soutenu, n’aura pas rĂ©ussi Ă  redresser le cap. La tentation populiste, la tentation de l’homme ou de la femme providentielle, font donc rĂ©guliĂšrement retour ; depuis Berlusconi. Et il faut croire que la dĂ©mocratie italienne s’accommode bien du style outrancier, de la dĂ©magogie et de la xĂ©nophobie de plusieurs de ses figures politiques.

    Actuel vice-prĂ©sident du Conseil et ministre des infrastructures, Matteo Salvini a connu un parcours fulgurant ces derniĂšres annĂ©es. Il a ainsi Ă©tĂ© dĂ©putĂ© europĂ©en, sĂ©nateur, puis ministre de l’IntĂ©rieur du gouvernement de coalition de Giuseppe Conte. Son coup de gĂ©nie politique a Ă©tĂ© de transformer la ligue du Nord – rĂ©gionaliste â€“ en un parti national-souverainiste et identitaire, capable de s’adresser Ă  toute l’Italie, de la fameuse Lombardie, jusqu’à la Calabre et les Pouilles. Adoptant un positionnement similaire Ă  celui de Marine Le Pen en France, Matteo Salvini s’attelle Ă  la dĂ©fense des plus pauvres, Ă  la lutte contre l’immigration, contre l’islam, et contre l’Union europĂ©enne ; dĂ©fendant un programme sĂ©curitaire et dĂ©fendant le catholicisme, ou encore, plus original, proposant de lutter contre la mafia.

    L’homme plait, il est charismatique, et soulĂšve l’enthousiasme partout oĂč il passe, chacun voulant poser avec lui pour un selfie. Comment comprendre les ressorts de ce succĂšs ? Et surtout, Ă  quoi ressemble le populisme vu de l’intĂ©rieur ? Emmanuel TaĂŻeb pose ces questions Ă  son invitĂ©e, Anna Bonalume, qui a suivi et interviewĂ© Matteo Salvini pendant plusieurs semaines.

  • Contre l’élection prĂ©sidentielle. Gaspard KƓnig, essayiste. La France souffre de son rĂ©gime prĂ©sidentiel ; elle souffre de son prĂ©sidentialisme ; et elle souffre de son hyper-prĂ©sidence qui domine toutes les institutions, et donne le « la » de la vie Ă©lectorale et mĂ©diatique. L’hyperprĂ©sidence produit la croyance en un homme ou une femme providentielle et la dĂ©ception inĂ©vitable qui l’accompagne. Elle fabrique un fonctionnement politique trĂšs immature et trĂšs personnalisĂ©, dans lequel chaque chef de parti ou chaque personnalitĂ© populaire se verrait bien dans les habits du prĂ©sident et alimente en permanence la course Ă  l’ÉlysĂ©e. Cette domination de l’élection prĂ©sidentielle depuis 1962 Ă©crase les autres Ă©lections, notamment les Ă©lections lĂ©gislatives qui sont centrales dans la plupart des pays, et elle Ă©crase surtout le dĂ©bat d’idĂ©es.

    Pour en finir avec la monarchie prĂ©sidentielle, maintes et maintes fois dĂ©noncĂ©e, il suffirait de supprimer l’élection du prĂ©sident au suffrage universel. C’est par exemple ce que proposait la Convention pour la 6e RĂ©publique d’Arnaud Montebourg au dĂ©but des annĂ©es 2000. Et la proposition revient pĂ©riodiquement. Il faut dire que cette Ă©lection directe du prĂ©sident est une anomalie en Europe, Ă  l’exception du Portugal, et qu’on la trouve plutĂŽt dans des rĂ©gimes africains ou latino-amĂ©ricains dont justement les dĂ©rives prĂ©sidentialistes inquiĂštent. Aux États-Unis, le prĂ©sident est Ă©lu via un scrutin indirect et ne peut pas dissoudre la Chambre. Ailleurs, le chef de l’État a un rĂŽle purement honorifique, et le leader de l’exĂ©cutif est un Premier ministre issu des rangs parlementaires ; dont la responsabilitĂ© peut facilement ĂȘtre engagĂ©e.

    Mais le prĂ©sident français, lui, cumule beaucoup de pouvoirs, domine en pratique l’exĂ©cutif et le lĂ©gislatif, fait disparaĂźtre les corps intermĂ©diaires et concentre toutes les dolĂ©ances. Dans un Ă©trange face-Ă -face, tous les secteurs de la vie sociale s’adressent dĂ©sormais au prĂ©sident pour tout et n’importe quoi. Comme s’il Ă©tait omniscient et omnipotent, et comme s’il n’y avait pas mille autres niveaux de dĂ©cision, des maires aux parlementaires. Tout cela alimente des formes de bonapartisme, mais aussi des formes de populisme. Car quand il n’y a rien entre le chef et les citoyens, la tyrannie n’est jamais loin. En 1548, dans Le Discours de la servitude volontaire, Etienne de la BoĂ©tie faisait tenir le pouvoir du despote dans l’action mĂȘme du peuple : « Ce qu’il a de plus que vous, Ă©crivait-il, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous dĂ©truire. »

  • Saknas det avsnitt?

    Klicka här för att uppdatera flödet manuellt.

  • L'imaginaire mĂ©diĂ©val dans les sĂ©ries, avec Justine Breton, MaĂźtresse de confĂ©rence en littĂ©rature. 

    Les sĂ©ries mĂ©diĂ©vales sont en pleine expansion, et plusieurs d’entre elles ont connu des succĂšs critiques ou publics trĂšs importants. Je pense Ă©videmment Ă  Game of Thrones, Ă  The Witcher mais aussi Ă  Kaamelott. Avec pour ce genre, des budgets qui explosent. Aux 100 millions de dollars par saison de Game of Thrones, rĂ©pondent les 465 millions de dollars pour quelques Ă©pisodes des Anneaux de pouvoir. Certaines sĂ©ries se veulent au plus prĂšs d’une rĂ©alitĂ© historique, lĂ  d’autres prĂ©fĂšrent explorer les contrĂ©es plus libres de la Fantasy. Mon invitĂ©e, Justine Breton, en a comptĂ© plus de 80 depuis 1949, en France et aux États-Unis notamment. Mais toutes ces sĂ©ries ont en commun de construire et de relever du « mĂ©diĂ©valisme ». Le mĂ©diĂ©valisme est au Moyen Âge ce que l’orientalisme est Ă  l’Orient : une vision fantasmatique qui en dit plus sur celui qui regarde que sur la rĂ©alitĂ© de ce qui est dĂ©peint. Le Moyen Âge fictionnel a tendance Ă  voir les hommes et les sociĂ©tĂ©s du passĂ© comme plutĂŽt arriĂ©rĂ©es et figĂ©es, pauvres, obscurantistes, violentes. Les personnages secondaires sont couverts de boue, les dents gĂątĂ©es, les vĂȘtements marrons ou gris, et les cathĂ©drales Ă©trangement blanches comme celles que nous connaissons, alors qu’elles auraient dĂ» ĂȘtre pleine de cours. Tout ce Moyen Âge renvoie en fait davantage Ă  l’image que nous en avons et mĂȘme que nous attendons, qu’à une plausibilitĂ© historique. C’est ainsi surtout notre imaginaire qui est figĂ© et pas la pĂ©riode filmĂ©e. Pour autant, l’intĂ©rĂȘt de ces fictions rĂ©side prĂ©cisĂ©ment dans ce contraste entre une Ă©poque reculĂ©e et des enjeux trĂšs contemporains. Ainsi, le hĂ©ros ou l’hĂ©roĂŻne de la sĂ©rie n’est jamais tout Ă  fait un pur reprĂ©sentant du Moyen Âge : il est en avance sur son temps, ingĂ©nieux, sĂ©cularisĂ©, magnanime. Il est aussi souvent issu de la noblesse, car le peuple n’est pas jugĂ© trĂšs cinĂ©gĂ©nique. Bref, ce hĂ©ros fait avancer Ă  lui tout seul la pĂ©riode qu’il habite ! Il est notre alter-Ă©go de fiction qui raconte ce que nous ferions si nous Ă©tions projetĂ©s au Moyen Âge, dans un anachronisme revendiquĂ©.

  • L’épidĂ©mie de Covid-19 a rĂ©vĂ©lĂ© Ă  quel point nous Ă©tions dĂ©pendants des mutations des virus, de la prĂ©sence des microbes, des bactĂ©ries et des germes, mais aussi Ă  quel point nous Ă©tions tous interdĂ©pendants, pris dans des relations complexes entre entitĂ©s microscopiques, Ă©pidĂ©miologistes travaillant sur elles, organisations mondiales, gouvernements et industrie pharmaceutique. Si cette Ă©pidĂ©mie a reconduit la perception nĂ©gative du mot « virus », il existe des virus qui soignent, notamment des infections tenaces. On les appelle des « phages ». Ils sont connues depuis plus d’un siĂšcle, mais leur mise sur le marchĂ© tarde, car ils sont multiples, difficiles Ă  produire de maniĂšre gĂ©nĂ©rique, et surtout sont concurrencĂ©es par les antibiotiques. Or l’efficacitĂ© des antibiotiques est en train de s’épuiser et la perspective du retour d’infections mortelles devient alarmante. Ce qu’on appelle « l’antibiorĂ©sistance » fait dĂ©sormais planer une menace sur l’efficacitĂ© des opĂ©rations de chirurgie de routine ou des transplantations d’organes. En France, l’assurance maladie avance le chiffre de 12.500 dĂ©cĂšs par an imputable Ă  l’inefficacitĂ© des antibiotiques.

    Une alternative est la thĂ©rapie phagique, oĂč les « phages » vont littĂ©ralement manger les bactĂ©ries infectieuses. Mais leur seule existence ne suffit pas Ă  leur reconnaissance, car l’enjeu, mĂ©dical et politique, est de leur confĂ©rer le statut d’entitĂ©s thĂ©rapeutiques. L’autre enjeu, corollaire, Ă©tant de reconnaĂźtre l’antibiorĂ©sistance comme un problĂšme majeur de santĂ© publique. A nouveau, tout est liĂ©, entre la mĂ©decine, les corps individuels, les microbes, la rĂ©glementation et la politique. Pour que la thĂ©rapie phagique existe, il faut dĂ©faire certaines relations, par exemple celles aux antibiotiques, en inventer de nouvelles, avec les microbes, et s’appuyer sur de nouveaux savoirs, y compris ceux produits par les patients eux-mĂȘmes.  

    Ces nouvelles relations commencent à de déployer dans certains laboratoires, dans le dialogue intime entre le malade et son infection, et dans le dialogue avec la médecine et ses conservatismes. Elles se déploient internationalement, quand les malades vont chercher des phages en Géorgie et en Russie et trouver là des produits plus performants que les promesses européennes ou nord-américaines. Comment faire émerger la phagothérapie au crépuscule de la cure antiobiotique ?

  • Nous avons bien en mĂ©moire les photos de Robert Doisneau montrant des enfants dans les rues de Paris, faisant d’une place ou d’une entrĂ©e d’immeuble leur terrain de jeu ; allant faire les courses pour leurs parents et revenant avec une baguette sous le bras. Nous avons en tĂȘte l’image du titi parisien et les petits Poulbots aux grands yeux. Dans Les 400 coups, Truffaut filme des collĂ©giens qui font le mur et semblent trĂšs Ă  l’aise dans le mĂ©tro ou dans la grande ville. Plus prĂšs de nous, ceux qui ont grandi dans les annĂ©es 80 descendaient le soir faire un foot avec les copains ou tourner en roller dans le quartier. L’absence de code ou de barriĂšre pour entrer dans les immeubles autorisait des dĂ©ambulations un peu Ă  l’écart et transformait chaque cour en un petit lieu propice Ă  tous les secrets
 

    Mais progressivement, la ville a changĂ© et la place des enfants dans l’espace urbain s’est considĂ©rablement modifiĂ©e. Pour les parents, la ville est devenue menaçante. Trop de voitures, trop de chauffards, trop de jeunes qui tiennent les murs, de trafic de drogues, de SDF, de pĂ©dophiles et de kidnappeurs potentiels. Les entrĂ©es des immeubles ont Ă©tĂ© claquemurĂ©es, dotĂ©es de multiples sas, et la crainte que les enfants ne fassent une « mauvaise rencontre Â» les a littĂ©ralement changĂ©s en « enfants d’intĂ©rieur Â» qu’on ne laisse plus trop sortir.

    Si la ville est dĂ©sormais perçue comme hostile par nombre de parents, ils ont pour mission d’y prĂ©parer leurs enfants. Car il faut bien qu’ils sortent, qu’ils traversent la rue, qu’ils prennent le mĂ©tro, et qu’ils anticipent des interactions. La condition de leur autonomie passe par une vĂ©ritable Ă©ducation Ă  la ville, qui Ă  la fois les met en garde et leur donne les clefs d’une vraie libertĂ© urbaine. Mais cette Ă©ducation Ă  la ville est socialement situĂ©e, sociologiquement diffĂ©renciĂ©e, selon la classe sociale des parents, selon leur propre trajectoire, et bien sĂ»r selon la ville. Si Ă  Berlin on peut voir de trĂšs jeunes enfants aller seuls Ă  l’école, ce n’est le cas ni Ă  Paris, ni Ă  Milan, sur lesquelles a travaillĂ© ClĂ©ment RiviĂšre.

  • La langue du Mal.

    Olivier Mannoni, germaniste et traducteur. En 2016, le livre d’Hitler, Mein Kampf, Mon Combat, est tombĂ© dans le domaine public. De ce livre, nous avions d’anciennes traductions en français, trĂšs lissĂ©es, qui avaient considĂ©rablement amĂ©liorĂ© le style propre d’Hitler. Ces vieilles traductions ont circulĂ© sous le manteau puis sur Internet. Or, Mein Kampf n’est Ă©videmment pas un livre comme les autres. C’est un livre radioactif, malĂ©fique, le programme du nazisme, un long brĂ©viaire de la haine, et un pamphlet politique-symptĂŽme absolu du populisme antisĂ©mite qui sĂ©vissait en Allemagne dans les annĂ©es 20. S’il n’annonce pas explicitement la Shoah, car en 1924 elle n’a pas encore Ă©tĂ© planifiĂ©e, il en est le prodrome le plus hargneux et le plus obsessionnel. Ce livre-lĂ , plus que tout autre, appelait donc une nouvelle traduction, qui cette fois resterait au plus prĂšs de la langue chargĂ©e et illisible d’Adolf Hitler. Car le succĂšs politique de ce livre ne doit rien Ă  ses qualitĂ©s littĂ©raires, inexistantes, mais bien Ă  sa capacitĂ© Ă  faire passer des idĂ©es terribles par la simplification du langage. Pas question donc d’illusionner le lecteur en nettoyant le texte de ses erreurs et de ses lourdeurs. Il fallait le donner comme il avait Ă©tĂ© lu et comme il avait Ă©tĂ© Ă©crit au moment de sa parution. Il fallait restituer la grandiloquence pathĂ©tique d’un Hitler qui n’est encore qu’un peintre et un putschiste ratĂ©. Ce livre-lĂ , plus que tout autre, appelait aussi un appareil critique, un accompagnement, fait par des historiens professionnels, pour l’encadrer, l’expliquer et l’analyser. Pas question donc de laisser ce livre-seul. Cette entreprise de traduction a Ă©tĂ© menĂ©e par Olivier Mannoni, mon invitĂ©, et supervisĂ©e par plus de vingt historiens, dont Florent Brayard ; et elle a Ă©tĂ© publiĂ©e sous le titre Historiciser le Mal, aux Ă©ditions Fayard. Mais on ne sort pas complĂštement indemne de la traduction d’un tel ouvrage ; on ne sort pas indemne de la frĂ©quentation des racines du mal. En traduisant Mein Kampf pendant plusieurs annĂ©es, Olivier Mannoni a fait Ɠuvre d’historien, de linguiste et bien sĂ»r de passeur de la rĂ©flexion indispensable sur le nazisme et le totalitarisme.

  • ClĂ©ments Desrumeaux, MaĂźtre de confĂ©rence en science politique Ă  l’universitĂ© Lyon 2
    GwenaĂ«lle Mainsant, chargĂ©e de recherche en sociologie Ă  l’IRISSO

    En l’espace de 50 ans, le monde universitaire français a profondĂ©ment changĂ©. On comptait 580 000 Ă©tudiants en 1968, ils sont dĂ©sormais plus d’1 million 600 mille, rĂ©partis dans 74 universitĂ©s. L’accĂšs aux Ă©tudes supĂ©rieures s’est largement dĂ©mocratisĂ©, et on compte 40% d’étudiants boursiers. Faire le portrait-robot de toute cette jeunesse estudiantine serait impossible, mais plusieurs enquĂȘtes rĂ©centes se sont intĂ©ressĂ©es au profil politique des Ă©tudiants en droit et en science politique, dans des facultĂ©s, des Instituts d’Études Politiques et Ă  Sciences Po Paris. Elles permettent d’approcher au plus prĂšs des prĂ©fĂ©rences politiques des Ă©tudiants et Ă©tudiantes, de leurs engagements, de leur sensibilitĂ© Ă©cologique et de la façon dont ils s’articulent au monde social. Sachant qu’il s’agit d’enquĂȘtĂ©s un peu atypiques, car plus politisĂ©s et informĂ©s que la moyenne des Ă©tudiants. A grands traits, cet Ă©cosystĂšme n’est pas trĂšs Ă©loignĂ© de ce qu’on observe dans le reste de la sociĂ©tĂ© : les idĂ©es de la gauche radicale, ou disons « insoumise », reçoivent un Ă©cho trĂšs favorable, comme les idĂ©es Ă©cologistes, et la gauche socialiste comme la droite traditionnelle sont anĂ©miĂ©es. La perception de l’activitĂ© politique reste cependant largement Ă©cornĂ©e, et un sentiment de dĂ©fiance Ă  l’égard des Ă©lites et de leur oubli de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral est trĂšs visible. La crise de la reprĂ©sentation se mesure donc aussi dans cet espace. Mais quelques nouveautĂ©s s’observent aussi : une Ă©co-anxiĂ©tĂ© vivace, et, dans le contexte de la guerre russe contre l’Ukraine, un rĂ©veil de sentiments patriotiques, voire la possibilitĂ© de se battre pour son pays, pas seulement Ă  l’extrĂȘme droite. La violence est en revanche rĂ©prouvĂ©e dans l’action protestataire. Cette gĂ©nĂ©ration d’étudiants est aussi celle qui se prĂ©occupe le plus de questions identitaires et de demandes d’émancipation et de reconnaissance individuelles, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©barrassĂ©e du patriarcat, plus progressive et plus Ă©galitaire. C’est donc une gĂ©nĂ©ration qui invente quelque chose comme une « citoyennetĂ© critique »...

  • Il serait faux de penser que la doctrine de l’extrĂȘme-droite se rĂ©sume aux discours du Rassemblement national. Et il serait tout aussi erronĂ© de penser que la doctrine de l’extrĂȘme droite est un bloc homogĂšne sans Ă©volution historique ni dissensions intellectuelles. Cette Ă©mission est pour nous l’occasion d’évoquer les doctrines et la culture de l’extrĂȘme droite. Celle qu’on connaĂźt moins, mais qui fĂ©dĂšre des groupes divers, fait sens pour eux, et vient alimenter les esprits et dynamiser la fachosphĂšre. 

    L’extrĂȘme droite a ses maĂźtres Ă  penser, Ă  commencer par l’inoxydable Alain de Benoist, qui alimente ce courant depuis 60 ans. Elle a aussi sa culture ou plutĂŽt sa « sub-culture », comme on dit aux États-Unis, pour dĂ©signer des systĂšmes cohĂ©rents de savoirs et d’idĂ©es, mais qui se tiennent dans les marges. Cette sub-culture est bien connue pour son complotisme permanent, mais on y trouve aussi un intĂ©rĂȘt fort pour l’ésotĂ©risme et l’occultisme, pour le paganisme des Celtes et des peuples nordiques, pour un sacrĂ© qui ne doit rien aux monothĂ©ismes, pour la prĂ©tendue race blanche, et pour la dĂ©fense de la tradition ancestrale contre la modernitĂ©. Cet univers culturel est constituĂ© de livres, de fanzines, de librairies underground, de colloques et des sites web-bien sĂ»r, mais aussi de groupes de rock, de concerts ou de street art. L’extrĂȘme-droite contemporaine se veut donc elle aussi absolument avant-gardiste, rĂ©gionaliste et mĂȘme Ă©cologiste. 

    A la diffĂ©rence de la pop-culture, la sub-culture de l’extrĂȘme droite a clairement une vocation programmatique et politique. Toute son Ă©laboration ne vise qu’à en faire la culture hĂ©gĂ©monique, une fois que l’extrĂȘme droite aura pris le pouvoir et Ă©crasĂ© tout pluralisme culturel et politique. Elle est donc intĂ©ressante – et inquiĂ©tante – Ă  ce titre, car elle dit littĂ©ralement Ă  quoi pense l’extrĂȘme droite. C’est une idĂ©ologie qui a pris une nouvelle forme, plus facilement partageable et acceptable, qui se renouvelle un peu, mais qui reprend aussi nombre de thĂšmes anciens, comme ceux d’une France ethniquement homogĂšne et d’un dĂ©veloppement sĂ©parĂ© des peuples. 

  •  Au Mexique, les rĂšglements de compte liĂ© au trafic de drogues ont fait plusieurs dizaines voire centaines de milliers de morts et de disparus ces 15 derniĂšres annĂ©es. La chronique rapporte aussi l’assassinat de journalistes, de bloggueurs, d’étudiants ou de policiers, par les cartels. Tandis que dans-cette-lutte-contre la drogue, la violence arbitraire de la police, et sa corruption, sont rĂ©guliĂšrement dĂ©noncĂ©es. Il rĂšgne dans ce pays un climat de guerre et de terreur que rien ne semble devoir apaiser.  A partir de ce tableau gĂ©nĂ©ral, il est possible de rĂ©duire la focale et de s’intĂ©resser Ă  l’état du Sinaloa, au nord-ouest du Mexique, et en particulier au village de Badiraguato, 32 000 habitants, oĂč se firent connaĂźtre deux barons de la Drogue : El Chapo Guzman, arrĂȘtĂ© en 2016, et Rafal Caro Quintero arrĂȘtĂ©, lui, en juillet 2022. A Badiraguato, on cultive le pavot et la marijuana, dans des endroits difficiles d’accĂšs ; on ruse avec l’armĂ©e qui vient brĂ»ler les rĂ©coltes ; on rend des comptes aux propriĂ©taires des terres ; on vit sous la menace de l’enlĂšvement, quand on est une femme, pour ĂȘtre mariĂ©e de force, et sous la menace des balles des gangs ou de la police. Dans cette atmosphĂšre de violence omniprĂ©sente, tout est compliquĂ© : on se dĂ©place avec prĂ©caution, on surveille son langage et son comportement, et on doit bien sĂ»r maĂźtriser les codes sociaux pour ne pas froisser les puissants et s’assurer quelques protections. Mais la mort reste omniprĂ©sente, et fait Ă©trangement l’objet d’interprĂ©tations trĂšs minimisantes.    C’est un endroit oĂč un systĂšme trĂšs fĂ©odal se conjugue avec le nouveau capitalisme mondialisĂ©, celui oĂč les opioĂŻdes et l’hĂ©roĂŻne alimentent des marchĂ©s colossaux. Un endroit oĂč la ressource que constitue le pavot ne permet pas rĂ©ellement d’échapper Ă  la domination et Ă  la pauvretĂ©. Tout le monde est vulnĂ©rable Ă  Badiraguato. Notamment les petits paysans qui sont sous la coupe des grands propriĂ©taires terriens, mais aussi des autoritĂ©s mexicaines qui favorisent les producteurs au dĂ©triment des cultivateurs. Tout cela invite Ă  aller voir de plus prĂšs les maniĂšres de vivre, de parler, de se dĂ©placer, de travailler et de mourir dans le Mexique d’aujourd’hui. 

  •  La pĂ©riode contemporaine est marquĂ©e par la conquĂȘte permanente de nouvelles frontiĂšres du vivant : depuis les bĂ©bĂ©s-Ă©prouvettes, on sait dĂ©sormais couper et remplacer des portions d’ADN, congeler des gamĂštes, ou produire un enfant Ă  partir de trois donneurs. On sait pratiquer une mĂ©decine rĂ©gĂ©nĂ©ratrice et faire de l’ingĂ©nierie gĂ©nĂ©tique. Si ces manipulations et ces techniques posent des problĂšmes bioĂ©thiques, elles produisent surtout de nouveaux objets du vivant. Des « bio-objets » dont le statut n’est ni celui d’une chose, ni tout Ă  fait celui d’un ĂȘtre vivant. Des ĂȘtres hybrides donc, qui nous environnent, et qui sont investis de nombreuses attentes mĂ©dicales, de la naissance d’un enfant, dĂ©sormais classique, Ă  la greffe de peau de synthĂšse.    Mon invitĂ©e, CĂ©line Lafontaine, dĂ©signe comme « bio-objets » les cellules, les bactĂ©ries-in vitro, les gamĂštes prĂȘtes Ă  ĂȘtre implantĂ©es, les cellules souches, les tissus, le sang du cordon ombilical, ou encore les OGM. Car la technique permet dĂ©sormais de cultiver la vie biologique, de l’apprivoiser, de la mettre en suspens pour une utilisation future. On a par exemple beaucoup entendu parler de ces femmes qui donnent la prioritĂ© Ă  leur vie professionnelle et font congeler leurs ovocytes, afin d’ĂȘtre maitresses de leur temps et d’enfanter quand elles l’auront choisi. Les bio-objets ont en fait cette facultĂ© d’ĂȘtre cryo-gĂ©nisables, conservĂ©s artificiellement, et de retrouver une vitalitĂ© et une croissance au moment de leur emploi. Ils sont aussi duplicables, modifiables, voire imprimables Ă  volontĂ© !  Ce sont en fait des objets bio-technologiques, qui se tiennent Ă  la frontiĂšre de la recherche, de la technique et de l’espoir mĂ©dical. Car ils s’inscrivent sur l’horizon d’une disparition de la maladie et du vieillissement. L’investissement qu’ils connaissent repose, quant Ă  lui, sur l’idĂ©e que la valeur thĂ©rapeutique rime avec la valeur Ă©conomique.  Que disent ces bio-objets de notre rapport au vivant, et de quoi sont-ils la promesse ? normalisent les images de la nuditĂ© et rappellent Ă  quel point elles relĂšvent des sensations et de l’intime. 

  • Dork Zabunyan, MaĂźtre de confĂ©rences en Ă©tudes cinĂ©matographiques. Vu  d’Europe, Donald Trump a incarnĂ© ce qui peut se faire de pire en  politique : un ploutocrate venu du monde des affaires, un incompĂ©tent  notoire, un populiste, un ennemi de la dĂ©mocratie et des minoritĂ©s, qui a  fait entrer l’AmĂ©rique dans l’ùre des fake news et du conspirationnisme  au plus haut niveau de l’État. Trump a aussi Ă©tĂ© perçu comme un maĂźtre  des rĂ©seaux sociaux, dont les mots et les rĂ©actions incontrĂŽlĂ©es ont  alimentĂ© des scandales permanents. Mais ce portrait est trĂšs incomplet,  car il oublie que Donald Trump est d’abord un homme d’images. Et c’est  par les images qu’il est connu aux États-Unis, avant mĂȘme d’ĂȘtre Ă©lu  prĂ©sident. Trump a une prĂ©sence mĂ©diatique ininterrompue depuis prĂšs de  20 ans, et a eu sa propre Ă©mission de tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© – The Apprentice –  pendant des annĂ©es, dans laquelle il jouait son propre rĂŽle, faisait  triompher sa violence managĂ©riale, ponctuant les Ă©liminations de  candidats d’un lĂ©gendaire « Vous ĂȘtes virĂ© ! ». La victoire Ă©lectorale  de Trump ne peut donc se comprendre que dans la circulation des images  qui l’ont permise. Il n’est pas tout Ă  fait le premier Ă  avoir subverti  la tĂ©lĂ©vision, et on pourra penser Ă  un Berlusconi en Italie. A Ronald  Reagan aussi, dans une moindre mesure. Des hommes dont l’entrĂ©e en  politique semble se faire par un glissement de la familiaritĂ© mĂ©diatique  vers le pouvoir. Des hommes surtout qui, vĂ©ritablement, inventent de  nouvelles formes audiovisuelles, auxquelles il faut ĂȘtre attentif. Car  ce sont de nouvelles images du pouvoir. Celles qui mĂȘlent politique et  divertissement, celles qui le transforment en une marque, et celles qui  lui confĂšrent une ubiquitĂ© interventionniste permanente. Celles au fond  qui transforment le rĂ©el en fiction. Si l’on veut comprendre comment la  dĂ©mocratie peut cĂ©der sous le poids politiques de certaines images, en  apparence anodines, il faut Ă©tudier les images de Trump qui ont circulĂ©  avant, pendant et aprĂšs sa prĂ©sidence. C’est ce que nous allons voir  avec mon invitĂ©, Dork Zabunyan.

  • Quand HBO rĂ©invente la nuditĂ©. Benjamin Campion, spĂ©cialiste du cinĂ©ma  et des sĂ©ries. La chaine amĂ©ricaine HBO s’est emparĂ© de la nuditĂ© pour  dĂ©jouer les limites habituelles de sa monstration. Cette chaine cĂąblĂ©e a  pour spĂ©cificitĂ© d’échapper Ă  la censure qui pĂšse ce qu’on appelle les  networks. Ce statut Ă  part lui permet de proposer des sĂ©ries innovantes,  tant du point de vue de leurs personnages, de leurs thĂ©matiques que de  celui de la sexualitĂ© qui y est visible. On doit ainsi Ă  HBO des sĂ©ries  aussi connues et marquantes que Sex and the City, Girls, Euphoria ou  Game of Thrones. En tout cas pour le sujet qui nous intĂ©resse
 Ces  sĂ©ries, et d’autres, ont frappĂ© les spectateurs par l’apparition de  corps dĂ©nudĂ©s et d’actes sexuels disons « explicites », pour reprendre  le mot amĂ©ricain. Certains ont d’ailleurs tĂŽt fait de dĂ©noncer des  formes de voyeurisme, de triomphe du « male gaze », d’obscĂ©nitĂ©, voire  de pornographie. Or ce que montre mon invitĂ©, Benjamin Campion, c’est  que c’est exactement le contraire qui se joue dans les productions HBO.  Les sĂ©ries HBO qui se confrontent Ă  la question de la sexualitĂ© le font  prĂ©cisĂ©ment en inventant de nouvelles images qui s’éloignent des  standards de la pornographie. Surtout, ces nouvelles maniĂšres de filmer  les corps dĂ©nudĂ©s est entiĂšrement au service de la narration. La nuditĂ©  n’y est donc jamais « gratuite », mais se veut toujours porteuse d’un  propos, d’une description, d’un moment du rĂ©cit qui ne peut passer que  par cette forme. La nuditĂ© la plus crue n’est d’ailleurs souvent pas  frontale, mais diffusĂ©e sous la forme d’images que les protagonistes  regardent, et donc mise Ă  distance et pensĂ©e. En pratique, donc, les  sĂ©ries HBO montrent la nuditĂ© avec mesure, jamais en gros plans par  exemple, mais sans l’éluder non plus par des fondus pudiques ; avec  plausibilitĂ© et rĂ©flexivitĂ© aussi, pour justement ne pas tomber dans la  pornographie et plutĂŽt en subvertir les codes. En filmant la sexualitĂ©  autrement que ne le fait le cinĂ©ma porno, les sĂ©ries HBO normalisent les  images de la nuditĂ© et rappellent Ă  quel point elles relĂšvent des  sensations et de l’intime. 

  • L’invasion de l’Ukraine par la Russie, et la litanie des points chauds du globe, de la Syrie au YĂ©men en passant par le conflit israĂ©lo-arabe ou les tensions entre l’Inde et le Pakistan – laissent penser que les relations internationales sont toujours teintĂ©es de violence. La phrase attribuĂ©e Ă  De Gaulle : « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intĂ©rĂȘts. » vient parachever cette vision pessimiste des relations internationales. Pour autant, l’état du monde n’est pas qu’une guerre gĂ©nĂ©ralisĂ©e. Surtout, en tendant un peu l’oreille, on peut entendre une autre ligne de basse : les diplomates se parlent, les États se parlent, siĂšgent dans des organisations internationales, se montrent solidaires les uns des autres en cas de coup dur. Entre la force et le droit, il y a une Ă©tiquette dans les rapports Ă©tatiques, qui prĂ©vient la nuisance gratuite et qui valorise la rĂ©ciprocitĂ© et la reconnaissance de l’autre. Il y a donc une autre musique internationale, qui est celle de la bienveillance. Une disposition Ă  se tourner vers l’autre, une rĂšgle de conduite visant Ă  apaiser les rapports, et finalement une attention Ă  autrui. Les acteurs de cette bienveillance sont les États, qui de plus en plus ont compris l’importance d’un climat de confiance entre eux, l’importance d’un dĂ©sarmement et d’une entraide mondialisĂ©e. Ses acteurs en sont aussi des ONG dont c’est l’objet-mĂȘme, par exemple celles qui s’occupent d’humanitaire, de protection du patrimoine ou de la nature. Mais on trouve Ă©galement des individus, agissant sur des questions internationales, comme l’aide aux migrants par exemple. Ces mĂȘmes individus peuvent ĂȘtre au cƓur de la protection d’un droit international qui se prĂ©occupe de plus en plus d’eux, notamment s’ils vivent dans des rĂ©gimes autoritaires. La bienveillance est enfin une philosophie, celle du solidarisme thĂ©orisĂ© par LĂ©on Bourgeois, ou celle d’une civilisation des mƓurs internationales au sens de Norbert Elias, qui pourrait s’incarner dans un multilatĂ©ralisme Ă  vocation sociale. 

  • Pour sa 75e Ă©mission, Emmanuel TaĂŻeb reçoit Anne Besson, auteure des Pouvoirs de l’enchantement. Usages politiques de la fantasy et de la science-fiction (VendĂ©miaire, 2021).

  • Emmanuel TaĂŻeb reçoit le politiste Laurent Godmer, pour un Ă©change autour de son livre Le travail Ă©lectoral. Ethnographie d’une campagne Ă  Paris (L’Harmattan, 2021).

    L’expression « campagne Ă©lectorale » est souvent employĂ©e de maniĂšre vague pour dĂ©signer le moment qui prĂ©cĂšde l’élection. Si chacun sait qu’il s’agit d’un temps de haute intensitĂ©, on ignore souvent ce qui s’y passe concrĂštement. En pratique, il s’agit d’un rituel trĂšs codifiĂ©, que les professionnels de la politique ont appris Ă  suivre. Car on le sait, il se joue mille coups politiques pendant la campagne : la dĂ©signation des tĂȘtes de listes, lors d’une Ă©lection municipale, le placement en position Ă©ligible ou non, l’élimination des uns et des autres, et bien sĂ»r toute l’activitĂ© de contacts avec les Ă©lecteurs. Le « travail Ă©lectoral » concerne donc aussi bien l’appareil partisan en interne que l’obtention des votes en externe. Les candidats doivent s’ancrer localement, lĂ©gitimer leur statut, Ă©liminer les alliĂ©s encombrants ou ceux qui briguaient la tĂȘte de liste, gĂ©rer les mĂ©dias, et quand mĂȘme prĂ©parer un programme et le prĂ©senter publiquement aux Ă©lecteurs.
    Mais faire campagne requiert aussi des savoir-faire, ceux qui caractĂ©risent les professionnels. Il faut maĂźtriser les pratiques, la gestion du porte-Ă -porte comme celle Ă©quipes concurrentes, la routine qu’on n’interroge plus comme les incidents qui surgissent Ă  l’improviste. Il faut savoir rassembler son camp puis rassembler ses Ă©lecteurs. Jouer avec la direction du parti mais aussi, individuellement, avec ses caciques, et soutenir le bon cheval lors des Ă©chĂ©ances nationales. Il faut occuper le terrain, physiquement et mĂ©diatiquement, notamment dans l’incontournable activitĂ© de tractage sur les marchĂ©s !
    Selon l’élection l’ampleur de la campagne varie, mais les Ă©lections municipales offrent un point de vue incomparable sur des fonctionnements peu connus. A taille humaine, personnifiĂ©e et personnalisĂ©e, elle permet de voir le rituel dans toutes ses Ă©tapes et d’en dĂ©plier la temporalitĂ© propre.
    En route pour une promenade politique Ă  travers le 5e arrondissement de Paris !

  • Emmanuel TaĂŻeb reçoit la politiste Vanessa JĂ©rome, qui vient de publier Militer chez les Verts (Presses de Sciences Po, 2021).

    Les formations partisanes Ă©cologistes se sont considĂ©rablement professionnalisĂ©es ces vingt derniĂšres annĂ©es. Au point de devenir une force politique crĂ©dible, qui a rĂ©ussi Ă  obtenir plusieurs ministĂšres et qui a conquit plusieurs villes d’importance, comme Lyon et Bordeaux, sans oublier la ville pionniĂšre, Grenoble. Europe-Ecologie-les-Verts s’est considĂ©rablement structurĂ©, proposant Ă  ses membres des formations, et leur garantissant dĂ©sormais une carriĂšre interne dans le parti et une possible carriĂšre Ă©lective. Ce parti a rĂ©ussi Ă  intĂ©grer des militants venant d’horizons trĂšs divers, et a thĂ©orisĂ© les meilleurs Ă©chelons pour s’aguerrir.
    Mais la professionnalisation politique ne se fait pas sans frictions, car elle reste perçue comme synonyme de compromissions et de trahisons pour certains militants Ă©cologistes. Des exemples rĂ©cents illustrent bien cette ambivalence : CĂ©cile Duflot dĂ©missionne du MinistĂšre de l’ÉgalitĂ© du gouvernement Ayrault aprĂšs 22 mois d’exercice, et Nicolas Hulot quitte le MinistĂšre de la Transition Ă©cologique au bout de 15 mois. En revanche, quand Emmanuelle Cosse rejoint le MinistĂšre du Logement du gouvernement Valls, c’est elle qui est immĂ©diatement exclue du parti. L’exercice du pouvoir reste la marche que les Verts ont le plus de mal Ă  monter.
    Les cadres Ă©cologistes conservent en effet un habitus minoritaire, qui les voit parfois se replier sur eux-mĂȘmes, diaboliser la politique, mais aussi ĂȘtre attaquĂ©s sur la cohĂ©rence entre ce qu’ils dĂ©fendent et leur mode de vie personnel. Cet habitus fait cependant tenir le parti et renforce l’engagement collectif. Alors, qu’est-ce qu’ĂȘtre une femme ou un homme politique professionnel de l’écologie ?

  • InvitĂ©s :  SĂ©bastien Dalgalarrondo & Tristan Fournier, auteurs de L’Utopie sauvage. EnquĂȘte sur notre irrĂ©pressible besoin de nature (Les ArĂšnes, 2021).

    Notre Ă©poque a ouvert plusieurs fronts pour placer la nature au cƓur du  dĂ©bat public. Un front central qui fait de la ville saturĂ©e et polluĂ©e  le lieu mĂȘme du combat pour la diminution des voitures thermiques, pour  des circulations douces, pour sa rĂ©appropriation par les piĂ©tons, et  surtout pour sa reconnexion avec la nature. Le dĂ©sir aussi de renouer  avec la nature se niche tout autant dans le dĂ©veloppement des AMAP que  dans la volontĂ© de vĂ©gĂ©taliser la ville, dans la dĂ©fense des animaux  comme dans la lutte contre un capitalisme aveugle. L’épidĂ©mie de  Covid-19 est venue parachever la critique d’un certain mode de vie  occidental avec lequel il faudrait rompre d’urgence. Et les confinements  ont Ă©tĂ© marquĂ©s par la disparition des agressions sonores, des foules  de travailleurs dans les transports, et l’apparition d’un temps pour  soi.
    Un autre front en faveur de la nature se tient dans la redĂ©couverte  Ă©clairĂ©e de la faune et de la flore qui nous entourent, la redĂ©couverte  de cent plantes comestibles ignorĂ©es, et la rĂ©appropriation de savoirs  oubliĂ©s qui n’ont plus Ă©tĂ© transmis. Comme si les hommes et les femmes  des villes se sentaient dĂ©sormais coupĂ©s de terroirs et de savoir-faire  qui leur paraissent maintenant importants.
    Le dernier front est partisan. Aux derniĂšres Ă©lections europĂ©ennes, on  comptait deux listes Ă©cologistes, un parti animaliste et un parti de la  dĂ©croissance. L’écologie politique se veut de moins en moins une  perspective marginale, mais bien une solution crĂ©dible pour un avenir  que les collapsologues et les rapports inquiĂ©tants du GIEC prĂ©disent  apocalyptique.
    Comment lire ce désir de nature ?

  • Emmanuel TaĂŻeb reçoit la critique cinĂ© Juliette Goffart, pour un Ă©change autour de son livre David Fincher, l’obsession du mal (Marest Ă©diteur, 2021).

    Seven, Fight Club, The Social Network, Benjamin Button, House of Cards
  Toutes ces fictions ont en commun un mĂȘme cinĂ©aste, David Fincher.  AprĂšs ĂȘtre passĂ© par les effets spĂ©ciaux et par le clip, David Fincher  rejoint Ă  Hollywood la petite famille des rĂ©alisateurs Ă  succĂšs. Non  sans quelques difficultĂ©s avec Alien3, son premier film, sur lequel il n’a pas le final cut.  Mais dĂšs ce moment, il va rĂ©ussir Ă  dĂ©velopper une oeuvre singuliĂšre,  tournant autour de quelques obsessions et quelques figures, comme celles  des serial killers. Dans le cinĂ©ma de David Fincher, les  personnages marquent autant que les ambiances. C’est le propre des films  dĂ©rangeants que de se dĂ©poser longtemps aprĂšs leur visionnage, et  d’ĂȘtre associĂ©s Ă  des images fortes, comme cette scĂšne dans le dĂ©sert Ă   la fin de Seven, ou le visage de Marc Zuckerberg rechargeant  indĂ©finiment sa page Facebook pour voir si la femme qu’il a perdue le  demande comme ami. Le rĂ©el dysfonctionne chez ce cinĂ©aste. Il semble  palpable, mais il se dĂ©robe ; il est un immense faux-semblant, une  immense supercherie sortie d’un cerveau malade Fincher met en scĂšne des  mises en scĂšne, jamais trĂšs loin de Hitchcock, de Brian de Palma, voire  de Christopher Nolan. Pour Fincher, doubler la fiction dans la fiction  permet d’accĂ©der Ă  un autre pan du rĂ©el, celui qui s’agite dans les  esprits et celui qui ouvre vers le Mal. C’est cette schizophrĂ©nie  originelle qui autorise Ă  s’attarder sur les rituels meurtriers et les  huis-clos Ă©touffants. C’est ce trouble entre le rĂ©el et la fiction,  l’exploration de psychĂ©s malades qui voient et diffusent des signes  partout, qui ont rendu cultes plusieurs de ses films. David Fincher est  un obsessionnel du Mal, qu’il filme frontalement, mais dont il montre  aussi la dissĂ©mination dans une AmĂ©rique qui rend fous ceux qui la  peuplent.

  • Emmanuel TaĂŻeb reçoit le chercheur Marc Hecker, co-auteur avec Elie Tenenbaum de La Guerre de vingt ans. Djihadisme et contre-terrorisme au XXIe siĂšcle (Robert Laffont, 2021).

    Le 21 janvier 2021 Ă  Bagdad, un double attentat Ă  la ceinture  d’explosifs fait 32 morts sur une place de marchĂ©. C’est un attentat qui  n’a pas de nom et qui ne restera peut-ĂȘtre pas dans l’histoire. C’est  pourtant l’attentat le plus meurtrier de ces trois derniĂšres annĂ©es. Il a  Ă©tĂ© attribuĂ© Ă  Daech. Et il s’inscrit dans la longue litanie de la  violence djihadiste, dont l’attaque contre les tours du World Trade  Center le 11-Septembre 2001 marque le commencement. La fin de la Guerre  froide a en effet Ă©tĂ© le dĂ©but d’une autre guerre globale, beaucoup plus  Â« chaude » ; celle que les mouvements djihadistes dĂ©clarent aux pays  qui les ont vu naĂźtre et Ă  l’Occident tout entier. Tandis qu’en rĂ©ponse  les États-Unis et l’Europe lancent une « guerre contre le terrorisme »,  qui parfois dit son nom et parfois le cache, mais avec des modalitĂ©s  diffĂ©rentes, et qui en tout cas remettent la question de la sĂ©curitĂ© au  cƓur des dĂ©bats politiques.
    Si l’intĂ©grisme religieux et la radicalisation politique sont anciens,  le djihadisme comme doctrine irrĂ©ductiblement religieuse et politique, a  ceci de nouveau qu’il a essaimĂ© sur toute la planĂšte. Les Talibans en  Afghanistan, Al-QaĂŻda au Moyen Orient, Al-QuaĂŻda au Maghreb islamique,  puis Daech, l’Etat islamique, ou Boko Haram en Afrique subsaharienne.  Tous ces groupes ont thĂ©orisĂ© l’action violente, et comptent bien  dĂ©stabiliser les pays ennemis par les armes. MĂȘme si dĂ©sormais l’espoir  d’instaurer un califat s’évapore, le recours au terrorisme persiste.  Souvent le fait de ceux qu’on appelle des « homegrown terrorists », nĂ©s  dans le pays qu’ils prennent pour cible, aprĂšs un entraĂźnement dans la  zone syro-irakienne. En France, les attentats contre Charlie Hebdo,  l’Hypercacher, contre les passants de la promenade des Anglais Ă  Nice,  et bien sĂ»r les attaques du 13 novembre 2015, s’inscrivent dans cette  offensive djihadiste mondiale.
    Pour rompre avec les analyses trĂšs gĂ©nĂ©rales du djihadisme, et les  querelles idĂ©ologiques indĂ©cidables, il faut revenir aux faits et c’est  ce qu’entreprend mon invitĂ© Marc Hecker, dans une livre qu’il vient de  co-signer sur le sujet.

  • InvitĂ© : Sylvain DelouvĂ©e, qui a co-Ă©crit avec Sebastian Dieguez, Le complotisme - Cognition, culture, sociĂ©tĂ© (Ă©d.Mardaga) 

    Le complotisme est un  phĂ©nomĂšne protĂ©iforme, plus ancien qu’il n’y paraĂźt. Parce que la figure  du citoyen-dĂ©tective qui dĂ©couvre une vĂ©ritĂ© cachĂ©e, est une figure  qu’on trouve dans la littĂ©rature dĂšs le dĂ©but du 20e siĂšcle. Le complotisme touche en tout cas Ă  la crĂ©dulitĂ©, Ă  la dĂ©sinformation, Ă  la psychologie du raisonnement, et voyage :  de la terre plate au trafic d’enfants. Le complotisme est composite. Il  mute selon les Ă©poques et les enjeux. Si son fond antisĂ©mite est  toujours bien prĂ©sent, on voit Ă  l’inverse que la passion pour les  ovnis, par exemple, est maintenant passĂ©e de mode. Aujourd’hui, le  complot dĂ©noncĂ© est celui d’élites malfaisantes qui voudraient  confisquer le pouvoir, vacciner et contrĂŽler les populations.

    Pour autant, le complotisme n’est pas une simple critique des banques ou du capitalisme, car il s’agit avant tout d’un imaginaire particulier. Le complotisme ne sert pas Ă  identifier des complots de maniĂšre sĂ©rieuse : il sert Ă  dĂ©crĂ©ter qu’il y a  un complot, sans avoir besoin d’enquĂȘter plus avant. Les puissances  dĂ©noncĂ©es sont tellement secrĂštes qu’on ne les verra jamais. Ce qui  compte c’est la thĂ©orie du complot elle-mĂȘme, l’accusation,  l’entrĂ©e dans un sociabilitĂ© parallĂšle d’initiĂ©s. L’accusation de  comploter ne disparaĂźt d’ailleurs pas, mĂȘme des annĂ©es aprĂšs avoir Ă©tĂ©  lancĂ©e, et mĂȘme en l’absence de preuves.

    Le complotisme a fini par devenir un phĂ©nomĂšne propre Ă  la culture de  masse. Mais une telle diffusion n’est pas sans effet. Entre ceux qui  sont complaisants Ă  l’égard du conspirationnisme et les complotistes  bien dĂ©cidĂ©s Ă  passer Ă  l’action, parfois violente, on mesure tout le  danger dĂ©mocratique que peut reprĂ©senter l’imaginaire du complot.